Jennifer

Je m’appelle Jennifer Boudreaux, mais tout le monde m’appelle Jenny. Je suis née le 4 juillet 1945, à Alexandria dans le nord de la Louisiane. Mon père était sergent-instructeur dans l’Infanterie, basé au camp de Beauregard. Il avait été mobilisé en 1942 et avait participé aux combats d’Afrique du Nord avant de débarquer en Italie, en septembre 1943. Blessé dans les premiers jours de la campagne, il avait été rapatrié aux Etats-Unis au début de 1944. Affecté à l’entrainement des recrues après sa convalescence, il avait fait la connaissance de ma mère lors d’une permission à Lafayette. Ils s’étaient mariés rapidement et s’étaient installés dans une petite maison mise à disposition par l’Army dans le périmètre du camp. C’est ainsi que j’ai vu le jour à la maternité de l’hôpital de la base, juste pour la fête nationale, deux mois après la fin de la guerre en Europe.

À Alexandria, ma mère ne travaillait pas, mais quand mon père a quitté l’armée en 1952 et que nous sommes revenus nous installer à Lafayette, elle a pris un emploi comme vendeuse dans un magasin de vêtements. Mon père s’est fait embaucher dans l’une des raffineries de pétrole qui s’installaient dans le delta. Sans être vraiment aisés, nous vivions agréablement, avec une jolie maison, des amis. Mon père s’était acheté une nouvelle voiture, une Chevrolet Bel Air, rouge, avec le toit blanc. Nous partions souvent le dimanche faire des promenades sur les routes de la région et même parfois jusqu’à la mer. Mon père aimait particulièrement la route qui suit la côte, entre les lacs et l’océan. Cette période heureuse s’est terminée en 1958, j’avais treize ans. Un accident s’était produit dans l’installation que mon père était en train de réparer. Il était mort trois jours plus tard.

La compagnie nous a versé un petit pécule, mais rapidement, il nous a fallu réduire notre train de vie et nous limiter au petit salaire de ma mère. Malgré les heures supplémentaires, nous arrivions tout juste à boucler les fins de mois. Dès mes seize ans, je me suis mise en quête d’un emploi pour soulager maman. Il n’était plus question de continuer ma scolarité. J’ai fait différents petits boulots, dans des commerces ou des restaurants de la ville. Les garçons me trouvaient plutôt à leur goût, j’ai eu pas mal de flirts, mais la plupart n’avaient qu’une idée, m’attirer dans leur lit et ça, au début des années 1960, dans le sud des États-Unis, ce n’était pas vraiment bien vu. Frankie Chance était l’un de ceux là.

Je me suis mariée à dix-huit ans, en 1963, c’était quelques jours avant l’assassinat de JF Kennedy. Luke Morris était mécanicien, employé de la société des transports publics de Bâton-Rouge. Lui aussi avait vécu à Lafayette, où ses parents habitaient encore. Je l’ai croisé pour la première fois dans une soirée organisée par une amie commune. Par la suite, il est venu plusieurs fois manger dans le diner où je travaillais. La cérémonie a été assez simple, nous n’avions l’un comme l’autre que peu de famille. Ma mère avait tenu à ce que le mariage soit célébré dans la petite église qu’elle fréquentait tous les dimanches. Il faisait encore très doux en cette fin d’octobre et tout le monde s’est retrouvé dans le jardin de la maison des parents de Luke. Deux jours plus tard, je partais pour Bâton-Rouge aux côtés de mon nouveau mari. Luke vivait dans un petit appartement à proximité de son lieu de travail, dans les faubourgs de la ville. Il aurait aimé que je reste à la maison, mais je voulais travailler pour qu’on puisse s’offrir un logement plus grand et mieux situé. Ça a été le sujet de notre première dispute, mais j’ai obtenu gain de cause et je me suis fait embaucher dans un grand magasin du centre-ville. J’étais mignonne et je présentais bien, on m’a affectée au rayon Lingerie. J’ai adoré ce travail. Luke s’est finalement accommodé de cette situation, qui nous avait permis de déménager et de vivre plus agréablement. Les choses se sont dégradées quand il a commencé à rentrer plus tard à la maison. Au début, il m’a expliqué qu’on lui avait proposé des heures supplémentaires, puis il a prétexté des réunions syndicales. Jusqu’au jour où j’ai repéré les traces de rouge à lèvres sur le col de sa chemise. L’explication qui a suivi a fait du bruit dans la maison. Luke est parti en claquant la porte. Il n’est revenu que trois jours plus tard, complètement ivre. Quand il a essayé de me frapper, je l’ai jeté dehors, ses vêtements dans une valise. Le lendemain, un policier est venu m’annoncer qu’on avait retrouvé sa voiture accidentée sur le bord de la route 10, en direction de Lafayette. Je me retrouvais veuve à 23 ans.

N’allez pas croire qu’en 1968 la vie était facile pour une jeune femme sans éducation, dans le sud du pays. Rien à voir avec les joyeuses bandes de hippies des campus de Californie. Par chance, nous n’avions pas eu d’enfant. Je n’avais pas envie d’un nouveau mari, mais je n’avais ni le courage ni les moyens de quitter la région. Lorsque le magasin dans lequel je travaillais a fermé, en 1970, je suis retournée travailler dans les bars. C’est comme ça que j’ai fini par arriver chez Billy à Saint Gabriel. L’endroit n’est pas vraiment haut de gamme, c’est plutôt un relais pour les camionneurs qui viennent charger dans les usines qui s’alignent tout le long du fleuve. Billy, de son vrai nom Willam Thibodeaux est un bon patron, qui paye assez bien, et les clients sont généreux côté pourboire, pourvu qu’on s’accommode de leurs plaisanteries grivoises. Certains aimeraient bien aller plus loin, c’est sûr, mais Billy est intraitable là-dessus. Pas question de tapiner chez lui ou sur le parking de son établissement. J’ai travaillé trois ans chez Billy, jusqu’à cette soirée du 19 septembre où les choses ont dérapé.

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